Aux étudiants du studio S2 – Pascal Urbain
Chacun d’entre vous va devoir, jusqu’à la fin d’un semestre d’inquiétantes étrangetés, analyser un chef-d’œuvre de l’architecture et y adjoindre – dessus, dessous, tout contre ou pas trop loin – une étrangeté de plus, un « espace de méditation » provisoire – conçu en mémoire fugitive d’une assignation à résidence.
Je n’ai, pas plus que vous, la moindre idée de ce que peut-être un espace affecté à la méditation. Quelle configuration spatiale ? Quels équipements spécifiques ? Un fauteuil ? Un lit ? Un tabouret de bar ? Une planche à clou de fakir ? Une fenêtre ouverte sur l’horizon, au risque de disperser l’attention ? Un carré de ciel blanc, comme seule échappatoire à 4 murs bleus ? La « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » ?
Après une petite dizaine d’hypothèses variées, vous aurez vite compris que le problème posé n’est pas la fonction de ce petit ouvrage, mais sa confrontation avec un grand œuvre. Ça n’est pas rien, d’ajouter une cabane de jardin à un chef d’œuvre de l’architecture. Ça n’est pas rien, de rajouter, même provisoirement, une paire de moustache à la Joconde. La question posée n’est pas de savoir si la moustache est belle, mais de savoir si elle embellit Mona Lisa. Dans cette perspective, l’analyse qu’on vous demande ne vise pas seulement à expliquer pourquoi la Joconde est un chef-d’œuvre, mais pourquoi, à ce chef-d’œuvre presque parfait, il manque je ne sais quoi… une paire de moustache, par exemple.
La proximité d’un chef d’œuvre de l’architecture vous invite donc à considérer ce qu’on pourrait appeler, par dérision, le théorème d’incomplétude de l’art : si le monde était parfaitement beau, on n’y changerait rien ; si on y change quelque chose, c’est qu’il dissimule quelque laideur qu’il nous faut rectifier[1]
Pour introduire ce sujet difficile, mais joyeusement iconoclaste, je vous propose de lire un article de Colin Rowe – Mathématiques de la villa idéale – qui analyse et compare deux chefs-d’œuvre, l’un moderne, l’autre pas, réunis par des incomplétudes mutuelles : ce qui manque à l’un, l’autre l’a, et ce qui manque à l’autre, l’un l’a,
Cet article a une certaine importance dans l’histoire de l’architecture : il marque – plus qu’il ne cause – le retour de l’histoire dans la pratique architecturale, après quelques dizaines d’années d’absence. L’historienne de l’art et de l’architecture Sybil Moholy-Nagy (1903-1971) plantait le décor en 1963 : « Durant près d’une génération, de 1920 à 1955, la fonction de l’historien dans la pédagogie architecturale a été semblable à celle du personnage pathétique proposant un toast. Son devoir était de saluer, avec plus ou moins d’embarras, une continuité culturelle désormais sans relation avec ce que l’architecture considérait comme sa réelle mission. Dans les années 20, les maîtres de l’architecture moderne avaient proclamé que cette mission consistait à repartir à zéro. La muse de Gropius, Mies Van der Rohe, Le Corbusier, Aalto, Oud et de quelques dizaines d’autres n’admettait pas d’amours illicites avec l’histoire. »[2]
Ces propos méritent d’être nuancés. Certainement, les architectes modernes veulent tous faire table rase du passé architectural, mais surtout d’un passé assez récent, celui de l’académisme. Il leur suffit d’un pas de côté, dans le temps et l’espace, pour convoquer l’histoire sans remord. Le Corbusier, après qu’il a fermement condamné ce qu’il appelle la Renaissance (mais qu’on dirait aujourd’hui le maniérisme, le baroque et le classicisme) nous arrache des larmes de joies dans les ruines de Pompéi et les bazars d’İstanbul (« L’illusion des plans », Esprit nouveau N°15, février 1922), tandis que Gropius, qui ne s’en vantera pas trop longtemps, commence sa carrière d’architecte par la réalisation d’une maison en rondins, somptueuse, mais furieusement ancrée dans les traditions paysannes (Maison Sommerfeld, Berlin,1920-1921), en toute légitimité moderne. D’autres architectes modernes se prosterneront dans les cloîtres cisterciens, dans les temples de Kyoto, au sommet des pyramides de Teotihuacan et sur les toits de la Casbah d’Alger. Vus de loin, ils prolongent l’éclectisme du dix-neuvième siècle, qui puise son inspiration à tous les râteliers de l’histoire – plus c’est loin, meilleurs c’est ! Le seul pan d’histoire (et de géographie) que les modernes s’interdisent d’aimer sans réserve, c’est l’architecture européenne classique, du quinzième au dix-neuvième siècle.
Après qu’il a prétendu faire table rase du passé, le Mouvement Moderne fait ce que font tous les nouveaux riches : légitimer son pouvoir en revendiquant de très nobles ancêtres. En 1933, Emil Kaufmann (1891-1953), historien proche du Mouvement Moderne, imagine une continuité révolutionnaire De Ledoux à Le Corbusier ; pour ancrer le Mouvement Moderne dans la longue durée, il lui procure une généalogie classique – un tant soit peu caillera, mais classique quand même. En 1942, Nikolaus Pevsner (1902-1983), également historien, également moderne, enfonce le clou dans Génie de l’architecture européenne : avec de méticuleuses précautions épistémologiques, il réintègre le Mouvement Moderne dans la Grande Histoire de l’architecture ; son présent est déjà du passé.
Colin Rowe (1920-1999) n’a pas 30 ans quand les faux rebelles du Mouvement Moderne sont devenus de vrais notables. Fils et petit-fils d’instituteurs, Colin Rowe obtient une bourse de l’excellente université de Liverpool en 1938. Il y est élève de Rudof Wittkower, qui fut l’élève de Heinrich Wölfflin, lui-même élève de Jacob Burckhardt ; en histoire de l’art, il est difficile d’imaginer une ascendance plus prestigieuse. Mobilisé comme parachutiste en 1942, réformé après une chute imparable en 1943, il est architecte diplômé en 1945, avec une thèse de master consacrée aux sources et aux apports des esquisses d’Inigo Jones (1573-1652), grand maître de la Renaissance anglaise ; en architecture, il est difficile d’imaginer un sujet plus classique.
Mais Colin Rowe reste casse-cou. Il suppose, sans preuve, sur la foi d’indices ténus et d’analyses comparatives, qu’Inigo Jones aurait pu vouloir publier un traité d’architecture, à la manière de Palladio. Ça ne plaisait pas beaucoup aux historiens classiques, plus attachés aux faits qu’aux hypothèses. En revanche, ça ouvrait des perspectives à de jeunes architectes praticiens : l’histoire de l’architecture classique pouvait devenir un terrain de jeu aussi stimulant que la pratique de l’architecture moderne.
Rowe appartient à une génération qui n’a pas eu à choisir d’être moderne contre les classiques, à une génération qui est née dans un monde où la modernité triomphe et où l’académisme ne fait plus peur à personne. Parce que l’architecture classique est finie, Colin Rowe peut l’explorer sans renier la modernité. Et parce que l’architecture moderne est forte, il peut la bousculer un peu sans lui casser le dos… croit-il.
En 1947, Mathématiques de la villa idéale est son premier article publié dans une revue d’architecture. Il y fait un bien singulière comparaison entre une des plus rudes villas de Palladio, la Foscari, dite aussi la Malcontenta (vers 1550), et une des œuvres les plus monolithiques du Corbusier, la Villa Stein, dite aussi de Garches (1929-1931). Situées à 848 kilomètres et à 381 printemps l’une de l’autre, tout les sépare : leurs auteurs ; leurs commanditaires ; leurs techniques ; leurs usages ; leurs finalités ; et plus profondément les représentations du monde de leurs contemporains respectifs. Ce parallèle transhistorique, suspect aux yeux des historiens, est franchement coupable aux yeux des architectes modernes de stricte obédience, pour qui l’architecture classique reste l’ennemi juré. Dans ce contexte, prétendre que Le Corbusier est « le plus ingénieux des éclectiques[3] »… Autant l’accuser de haute trahison !
Colin Rowe n’en démord pas : d’une part, les deux villas se ressemblent formellement ; l’une et l’autre sont des parallélépipèdes rectangles de proportions comparables ; d’autre part, leurs différences – dont Colin Rowe fait l’inventaire, ne conduisent pas au triomphe de l’une contre l’autre, mais à deux difficultés de même nature :
- Palladio est captif du « plan paralysé » – l’expression est de Le Corbusier – paralysé par des murs qui, superposés de haut en bas, entravent la fluidité horizontale ; sauf à composer un ensemble symétrique autour d’un centre de grande hauteur.
- Le Corbusier est captif de la « coupe paralysée » – l’expression est implicite chez Colin Rowe – paralysée par des planchers qui, étirés de long en large, entravent la fluidité verticale ; sauf à faire imploser et exploser le parallélépipède rectangle.
Un partout, balle au centre !
Ce résumé, trop bref pour être honnête, permet d’aller droit au but : « l’erreur tient peut-être à une adhésion excessive au règles », qu’elles fussent classiques ou modernes.
Après cet article, Colon Rowe, moderne parmi les modernes, plus moderne que les modernes, « absolument moderne »[4], ne cessera pas de miner les fondations de l’architecture moderne. Il sera de tous les mauvais coups portés aux dogmes modernes : contre le plan libre ; contre la table rase ; contre la transparence littérale ; contre l’amnésie ; contre la ville uniforme…
Ardent promoteur du collage éclectique, on ne lui doit aucun système logique de l’architecture[5], aucune machine théorique de précision horlogère, aucune somme téléologique qui vous diraient les fins dernières de l’architecture. Même au sein d’un même article de quelques pages, même rigoureusement construit, il peut plaider à charge et à décharge, se contredire et se dédire. De son œuvre on retient surtout ses outils : le télescopage transhistorique ; le bricolage intellectuel ; l’audace hypothétique, la précision analytique et la fortune critique. Si l’architecture moderne a survécu à ses assauts, elle n’en est jamais sortie indemne.
Dès lors il importe peu de savoir ce que Colin Rowe a vraiment voulu dire dans tel ou tel de ses articles. Il est plus fécond, en premières lectures, de le suivre pas à pas dans l’une ou l’autre de ses brillantes analyses. Quand même il convoque des concepts abstraits, son propos se tient au plus près de la forme qu’il analyse, de la composition qu’il dissèque et des effets perceptifs qui s’ensuivent. Ce sont toujours des analyses techniques – si on veut bien débarrasser cet adjectif de ses connotions scientifiques : ce sont des mises au jour de savoir-faire implicites, de petits secrets d’ateliers : « si tu fais un plan libre, alors, entre un plancher lisse et un plafond bas, tu ne vas pas pouvoir focaliser l’attention du visiteur sur un seul point… »
Plutôt que de vouloir résumer, en quelques paragraphes, ce qu’il écrit en une quinzaine de pages – j’en ai plus haut fait l’expérience, pour la bonne cause – il vaut mieux expliquer, expliciter, déplier en quelques paragraphes, ce qu’il écrit en quelques lignes incisives.
À vous lire.
Ci-joint un brève présentation des villas que je souhaites vous faire étudier.
Ci-joint la brève analyse d’une maison moderne.
[1]Ce raisonnement est vicié, depuis que Kant a montré que la beauté n’a rien à voir avec la perfection. On y reviendra dans d’autres courriers. Mais en première analyse il montre l’ampleur de la tâche.
[2] Sybil Moholy-Nagy, « Conférence à Pittsburg », Charrette, 1963, cité par Manfredo Tafuri, Théories et histoire de l’architecture, 1976, p.22.
[3] L’éclectisme, qui consiste à s’inspirer de sources variées, peut être considérée comme la phase terminale de l’académisme.
[4] Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, 1873.
[5] Ce titre, utilisé ici par dérision, est la traduction française malheureuse d’un titre de Christian Norberg-Schulz, Intentions in Architecture, 1962. Mais il y a bien un esprit de système chez cet auteur.