Lisa Rusterholtz
En introduction de cette lettre que je vous adresse, je reviendrai d’abord sur vos propos concernant l’œuvre de Martin Parr, de la Joconde avec la moustache. « La question posée n’est pas de savoir si la moustache est belle, mais de savoir si elle embellit Mona Lisa ». Cette phrase m’a fait beaucoup réfléchir. En effet, elle se rapporte à n’importe quel projet d’architecture que nous réalisons. Nous sommes dans un lieu, où nous devons imaginer un aménagement. Mais le but n’est pas de savoir si notre projet est beau, mais de savoir s’il embellit l’espace qui l’entoure. J’ai beaucoup médité à ce sujet, et il est vrai que l’on ne fait pas assez souvent cet exercice de se demander réellement « est-ce que mon projet va plaire à son environnement ? ». Je vois alors mes recherches sous un autre œil.
De plus, je reviendrais sur votre phrase « Si le monde était parfaitement beau, on n’y changerait rien ; si on y change quelque chose, c’est qu’il dissimule quelque laideur qu’il nous faut rectifier ». Comme vous avez cité quelques philosophes, je me permets d’en citer également et de philosopher à mon tour sur la question de la perfection. Mon analyse reste évidemment subjective. Comme disait Blaise Pascal « J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature ». Nous avons tendance à prendre pour naturel ce que notre culture nous a appris à définir comme tel. En effet, c’est la société qui nous donne des habitudes, des manières de vivre, des manières de penser, on assimile alors ces habitudes comme naturelles et donc la culture devient une seconde nature (d’après le sociologue Pierre Bourdieu). Il n’existe donc pas de nature humaine : tout en l’homme est culturel. Vous vous demandez certainement pourquoi je vous parle de culture et de nature de l’homme. Il s’agit simplement de rebondir sur le mot « perfection », car si j’en suis mes propos, comme il n’y a pas de nature humaine chez l’homme, la perfection n’existe pas réellement en soi. C’est pourquoi votre propos me parle d’autant plus, car le monde « parfaitement beau » n’existant pas, il faut constamment le « rectifier ».
En espérant ne pas vous avoir perdu, j’aimerais maintenant vous parler de l’article de Colin Rowe, Mathématiques de la ville idéale, que vous nous avez laissé le soin de lire.
Il compare deux œuvres, une de Palladio et une de Le Corbusier. Dès le début de son analyse, il fait apparaître un oxymore « mathématique, abstraite », qui nous laisse dubitatif quant à la conception de la Villa Capra-Rotonda de Andrea Palladio. En effet, la contradiction entre ces deux mots est très forte, de même que sa personnification « la maison est assise », il fait ainsi vivre le projet de Palladio. En rapport avec ce que vous disiez dans votre texte, que le projet doit embellir l’espace environnant, Colin Rowe dit « elle est entourée de plusieurs collines […] abondantes de fruits et de bons vignobles ». On voit alors que dans sa description, il préfère parler précisément de ce qui entoure le projet, plutôt que de parler du projet en lui-même. Et si nous mettons ce propos en relation avec les vôtres concernant la « perfection », nous voyons que pour Rowe, le cadre est quasi parfait, et on vient ajouter le projet de Palladio qui embellit encore l’espace.
Ensuite vient l’analyse de la Villa Savoye de Le Corbusier, il décrit encore une fois le site comme « une vaste pelouse bombée en dôme aplati », « prairies dominant le verger », il fait une nouvelle fois une description de ce qui entoure le projet avant de parler de ce dernier. De plus, dans son analyse, nous voyons que pour décrire un projet il est très important de prendre en compte la nature environnante, de ne rien abîmer lors de la construction, ne pas « dénaturer » : « les habitants […] la contempleront maintenue intacte ».
Plus loin dans son article, il dit « pour goûter la vie tranquille qu’ils appelaient bienheureuse ». J’en viens alors à faire un parallèle avec ce que vous disiez dans votre texte sur des pièces pour la méditation. Ici il parle d’un endroit « tranquille », « bienheureuse » aussi. Cela me fait réfléchir pour des potentiels recherches sur le sujet.
La deuxième moitié de son analyse est la comparaison de la Villa Malcontenta de Palladio et Garches de Le Corbusier. La différence majeure qu’il souligne est que l’agencement du Corbusier est dispersé et égalitaire, tandis que celui de Palladio est concentrique et hiérarchique. Il présente ensuite les différentes contraintes selon le projet : Palladio avec ses structures à murs pleins qui, pour lui, impliquent de créer une symétrie absolue, Le Corbusier avec sa construction à ossatures qui lui laisse une disposition libre des choses. Il fait alors un parallèle entre leurs dessins, ceux de Palladio sont des plans cruciformes très visible, tandis que le Corbusier a une expression implicite et fragmentaire dans ses dessins. On voit alors que le dessin de recherche est une partie très importante du projet, et même avec des idées et des manières de fonctionner différentes, les deux projets peuvent naître. Il n’y a pas qu’une seule manière de dessiner.
Il dit alors « les mathématiques et les accords musicaux constituaient les fondements de la proportion idéale » il s’agit de contenter l’œil. Nous pouvons alors faire un parallèle entre la « perfection » dont nous parlions au départ et les « proportions idéales » dont parle Colin Rowe. Son terme « idéal » me semble alors beaucoup plus approprié à tout type de projet. En effet, il suppose une norme et non pas une « perfection inégalée et inatteignable ».
Dans son article ensuite, il donne des références de l’architecture, il cite par exemple Alberti « il est certain que la Nature agit de façon importante et avec une constante analogie dans toutes ses opérations ». Nous pouvons alors retenir cela pour nos projets à venir : il est très important d’avoir des références de l’architecture classique comme Alberti, Bramante ou encore Brunelleschi.
Une chose très intéressante m’a fait penser à mon dernier projet, « les mathématiques apportent des vérités réconfortantes et on ne quitte son ouvrage qu’avec la certitude d’être arrivé à la chose exacte ». Vous me disiez de faire une coupe belle, finie. Je comprends maintenant quel était le défaut majeur : il faut prouver pour arriver à une exactitude des mesures. Je m’excuse alors pour mon ignorance de l’époque. De plus, en parlant du projet de Palladio, il écrit « la preuve ultime de sa théorie réside dans le plan », ce qui montre l’importance des plans et coupes dans un projet.
Pour conclure son analyse (et ma lettre avec), Colin Rowe dit que Palladio « recherchait un plan d’une parfaite clarté » tandis que Le Corbusier avait « un égal respect pour les mathématiques » mais « a trouvé une source dans les idéaux de convenance et de commodité ». Nous comprenons donc que deux architectes avec des idées très similaires, produisent deux projets totalement différents. Et pourtant les deux fonctionnent.
Pascal Urbain
C’est avec plaisir que j’ai noté votre intérêt pour ce qu’un projet architectural, quel qu’il soit, apporte à son site. Tandis que la peinture sur chevalet ou le livre imprimé peuvent, à la rigueur, être considérés comme des œuvres qui se suffiraient à elles-mêmes, l’œuvre architecturale, si étroitement intriquée au site, au relief, aux arbres et aux maisons voisines, apparaît comme une touche de plus dans le paysage, qu’elle aura embelli ou enlaidi. Quand même un architecte serait parfaitement maître de sa touche, il n’est jamais maître du tableau d’ensemble. Un de ceux qui on sont le plus conscient est Barnard Desmoulin. Je vous conseille la lecture de l’article que j’ai écrit sur lui.
Desmoulin admet qu’il « ne cherche ni à révéler, ni à intégrer. (sa) matière première, c’est ce qui existe, auquel s’adjoint une part d’imaginaire et de fantasme. » Mais il n’est pas asservi à ce qui est déjà-là : « tout contexte peut être transcrit, interprété ou réinterprété pour servir de scénario à une nouvelle histoire ». Assez systématiquement, Desmoulin réinvente les sites de ses interventions.
La transcription, l’interprétation et la réinvention du monde tel qu’il est nous ramènent à la critique de la prétendue « nature » des choses, que vous évoquez brièvement, mais efficacement pour nourrir votre analyse de Colin Rowe. Vous prolongez de façon pertinente le parallèle établi par Colin Rowe mais vous lui attribuez des propos que ne sont pas les siens : c’est Palladio qui écrit que la Rotonda « est entourée de plusieurs collines » ; c’est Le Corbusier qui évoque « une vaste pelouse bombée en dôme aplati » ; Colin Rowe n’est qu’un entremetteur, qui montre à quel point ces deux-là se ressemblent, quand ils parlent de leurs projets respectifs. Vous résumez bien ce qui les distingue.
Je ne saurais trop vous encourager à étudier les parties les plus techniques des textes de Colin Rowe et Le Corbusier que je vous ai adressé. J’entends ici les mot « technique » au sens de savoir-faire : quand, par exemple, Colin Rowe parle de moments « explosif » et « implosif », il traite par métaphore d’une partie du dedans qui est projeté à l’extérieur de l’enveloppe, et d’une partie du dehors qui entre dans l’enveloppe. De ce point de vue, plusieurs analyses de L’illusion des plans sont aussi très techniques, et méritent d’être illustrées.
Il me reste une question pour conclure : pourquoi voyez-vous un oxymore à qualifier la Rotonda de « mathématique, abstraite » ?
À vous lire.
Lisa Rusterholtz
Je parle d’oxymore car, en architecture, les mathématiques apportent le côté précis, net du projet, qui est en contradiction avec les croquis par exemple, qui sont les cherches « abstraites » du projet. Mais ai-je mal compris ? J’avoue avoir utilisé le mot « oxymore » peut-être un peu trop rapidement.
Pascal Urbain
Je comprend mieux la contradiction entre la précision des mathématiques et l’indétermination des croquis. Mais l’abstraction est un trait dominant des mathématiques (qui par ailleurs peuvent être appliquées à des phénomènes concrets) ; et l’indétermination est présente en mathématiques (qui par ailleurs, essaye précisément de la réduire). Le titre de Colin Rowe joue délibérément sur un contraste un peu différent, entre les mathématiques, réputées abstraites et exactes, d’une part, et d’autre part la conception architecturale, réputée plus concrète et approximative.