Liu Bolin (1973-, Mona Lisa 2016, Détail, PRNewsFoto/Klein Sun Gallery.

Aux étudiants du studio S2 – Pascal Urbain

Après que vous avez passé, je l’espère, une agréable semaine de détente, je ne saurais trop vous conseiller la lecture d’une Histoire d’un pauvre riche, écrite par Adolf Loos en 1900, et de son double, Les intérieurs de la Rotonde, écrit en 1898.

Dans ces deux articles, Loos dénonce la prétention de certains architectes de son temps à régenter la vie de leurs clients. Implicitement, il s’oppose à ce qu’on appelait l’Art total (Gesamtkunstwerk). Conceptualisée par le philosophe Karl Trahndorff (1782-1863) en 1827, popularisé par Richard Wagner (1813-1883) en 1849, l’œuvre d’Art total unifierait tout ou partie des arts particuliers. En architecture, l’Art total associerait et coordonnerait le paysage, le bâtiment, le mobilier, et plus généralement l’ensemble des objets accumulés dans un immeuble. L’Art total, moins qu’une théorie architecturale explicite – aucun auteur majeur ne le revendique totalement – peut désigner un sentiment qui advient à l’improviste, en visitant certaines œuvres saturées d’objets et d’intentions  ; du sol au plafond, de la cour au jardin, du près au lointain, du moindre bibelot au plus grand paysage, tout semble parfaitement coordonné par un seul artiste, par un Deus ex machina satisfaisant tous nos désirs, provoquant tous nos émois… et censurant toutes nos fantaisies.

Souvent, les articles de Loos reprennent et amendent certains thèmes qu’il avait précédemment évoqués. Il s’en est expliqué  : ses premiers articles, en particulier ceux qu’il avait écrit à l’occasion de l’exposition viennoise du Jubilé, édulcoraient des avis trop tranchés pour être entendus avant 1900, qu’il put énoncer plus clairement par la suite. Ainsi, Ornement et Crime (1908) radicalise les thèses développées dans Le principe du revêtement (1898). Mais en la circonstance, Histoire d’un pauvre riche (1900) épure tant et si bien Les intérieurs de la Rotonde (1898) qu’il en appauvri certains traits singuliers. Aussi, ces deux articles sont présentés à l’envers de leur chronologie  : la très claire et très linéaire nouvelle du pauvre riche, d’abord  ; et ensuite, la très confuse façon de dire la même chose, tout en épargnant ce qu’il chérit, dans sa maison familiale, et ce qu’il honore, chez le grand architecte viennois Otto Wagner.

Ces deux textes devraient vous aider dans le travail qui vous attend  : ajouter des moustaches à la Joconde, vous ais-je déjà dit par métaphore  ; plus littéralement, par l’analyse des maisons qui vous ont été attribuées, rechercher, non seulement leurs évidentes qualités, mais aussi bien leurs vices cachés  ; et y remédier par le projet d’un petit espace de méditation, provisoirement adjoint au chef d’œuvre que vous allez joyeusement (et provisoirement) massacrer.
À parler de vice caché, je voudrais être clair  : il ne s’agit pas d’identifier ce qui, à part l’architecture, ne va pas dans telle ou telle maison. Par exemple, plusieurs villas de Le Corbusier ont été ruinées par des fuites de toitures, de larges fissures et de graves inconforts, qui n’enlèvent rien à leurs qualités architecturales. Il est plus fécond, pour votre apprentissage, de traquer les vices internes à la discipline, ni plus ni moins que Colin Rowe, quand il montre les difficultés de Le Corbusier qui, en se libérant du plan, se retrouve captif de la coupe.

Il est possible de traquer, dans un chef d’œuvre, ce qu’il y a de problématique en son sein, ce qu’il y a de singulier, de bizarre, de mal fichu, d’aussi attendrissant que la table «  aux affreuses ferrures  » que chérissait le jeune Adolf Loos.

Il est aussi possible de traquer ce qui ne va plus entre un chef d’œuvre et son site. Quand même il aurait été parfaitement intégré, le site a changé entretemps, de telle façon qu’un chef d’œuvre, souvent, ne sait plus où il habite.

L’Histoire d’un pauvre riche vous libèrera, je l’espère, du respect qui est dû aux œuvres parfaites  : 1) il n’y a pas d’œuvres parfaites, et 2) s’il y en avait, elles seraient aussi haïssables que la maison du pauvre riche.

À lire vos premières analyses et à voir vos premiers dessins.

Le Corbusier (1887-1965), Maison Currutchet, La Plata, 1949, Pur 20131106. Un petit bijou de Le Corbusier que Le Corbusier n’a jamais vu. Tout petit, déjà, il était trop petit à côté de la grande maison rose. La tour de gauche l’a définitivement abaissé, si petit qu’on pourrait penser qu’il est loin.