Confinement

Lilou Kerisberg                                                                                                          19 mars 2020

Ce que je retiens de cette lettre après sa lecture intégrale, c’est tout d’abord et bien évidemment la description que fait Pline le Jeune de la Villa Laurentine. Mais aussi et surtout, tous les détails qu’il apporte, que ce soit du point de vue architectural comme du point de vue de l’expérience ressentie en foulant les lignes de celle-ci. C’est-à-dire, qu’il arrive à nous faire marcher à travers les différents espaces intérieurs et extérieurs. Alors qu’à l’heure actuelle, nous sommes plus que confinés et devant nos écrans.
De plus, Pline le Jeune trouve les mots justes pour nous laisser paraître une liberté d’espace, de temps et de lumière dans chaque pièce qu’il nous décrit. Jusqu’à une certaine partie de sa Villa : le cabinet de repos et la chambre qui le suit. Trouver un espace dit « de retraite, un tel isolement » au milieu de nombreuses pièces, aux multiples ouvertures et fenêtres, sur une multitude de paysages. Et encore une fois, on ne peut se sentir plus proche de cet espace qu’avec la situation qui nous oppresse aujourd’hui. Comme Pline le Jeune le dit « j’ai l’impression d’être loin de tout, et même de chez moi », nous sommes loin de tout mais encore plus connectés entre nous. À l’inverse du reste de la Villa où « la brise y circule librement et jamais il n’y règne d’air confiné ou corrompu ».
Je trouve alors cette notion, d’isolement dans un lieu aussi librement pensé, très inspirante pour arriver à créer une bulle d’intimité dans un endroit à la limite du public. Et au cours de sa description, on comprend très bien toute la finesse qu’il a eu pour imaginer cette retraite méritée.

Intendance 1

Maxime Grégoire                                                                                                      19 mars 2020

à Pascal Urbain
Je vous envoie mes notes sur la lecture de la lettre de Pline Le Jeune à Gallus (par le lien qui suit ou qui précède je ne sais pas encore) ainsi que 2 photos issues de mon carnet pour vous montrer l’évolution de mon idée pour le Projet
Bonne soirée,
Cordialement,

Intendance 2

Pascal Urbain                                                                                                           19 mars 2020

à Maxime Grégoire
Merci de ne pas utiliser la messagerie de l’école. C’est accablant de bêtise, il faut taper des codes divers et variés à chaque fois. Merci de me renvoyer votre texte par retour de ce courrier.
Cordialement

Intendance 3

Maxime Grégoire                                                                                                      19 mars 2020

à Pascal Urbain
Dois-je prendre votre message personnellement ou était-ce bien dirigé contre le site ? Comme convenu, je vous renvoie mon texte en pièce jointe dans ce mail de réponse. Désolé pour le délai d’attente.
Cordialement

Intendance 4

Pascal Urbain                                                                                                           19 mars 2020

à Maxime Grégoire
Désolé. C’était bien le site qui est accablant de bêtise. Vous avez très bien fait de relever l’extrême ambiguïté de mon propos. Je vous en remercie et vous prie de m’en excuser. Mais comment aurais-je pu juger d’un texte dont je ne disposais pas encore ?
Cordialement

Épistolaires

Pascal Urbain                                                                                                           19 mars 2020

Aux étudiants du studio S2 – Pascal Urbain
Pour assurer la continuité de l’enseignement en cette période de confinement prophylactique, j’ai souhaité organiser nos échanges sous la forme d’une correspondance publique. Dans un premier courrier je vous ai demandé de m’écrire chaque mercredi soir ; je me suis engagé à vous répondre chaque vendredi matin. Vous avez été nombreux à m’écrire et je vous en remercie.
Mais je crains, au vu de vos messages, d’avoir surtout à vous parler de règles élémentaires de rédaction. Je traiterai dans deux autres courriers des esquisses que vous avez envoyées et du nouveau texte que je soumets à votre attention.
Si j’ai fait précéder ce courrier de plusieurs autres, qui ne plaident pas en ma faveur puisque j’y fait l’aveu de mon « accablante bêtise », c’est pour montrer que personne n’est à l’abri de ce que je me permettrai de vous reprocher : écrire trop vite, sans se soucier, ni de son lecteur réel, ni d’un lecteur idéal qui préside aux destinées d’un texte, quel qu’il soit[1].
Tout texte – même un journal intime, même un message dans une bouteille jetée à la mer – s’adresse à un destinataire, réel ou supposé, qui est conduit « à tirer du texte ce que le texte ne dit pas mais qu’il présuppose, promet, implique ou implicite », nous dit Umberto Ecco dans Lector in Fabula[2]. Le lecteur doit « remplir les espaces vides » qu’un texte laisse nécessairement, et un auteur, en retour, peut aider son lecteur à trouver son chemin dans le texte – ou le perdre délibérément, nous dit Ecco, mais ceci est une autre histoire.
Prenons comme exemple concret l’analyse de texte de l’une d’entre vous :
– « Analyse du texte n°1 » (nom du fichier pdf)
– « Ce récit nous fait une visite de la villa Laurentine en passant par une description des matériaux utilisés, l’agencement de ses pièces ainsi que de son bon vivre. Le premier paragraphe nous donne accès a cette villa à travers des paysages variés tels que « la route court à travers les bois qui l’ombrage, tantôt elle s’étale et serpente à travers de vastes prairies ». Ensuite l’auteur nous fait entrer dans la demeure et y énonce des vues imprenables « une salle à manger assez belle qui surplombe le rivage ». L’auteur nous invite à entrer dans les espaces de nuit, dans la villa, deux ailes sont destinées à cet usage ainsi qu’à la toilette. Nous pouvons lire « On entre dans le cabinet de toilette, la chambre de chauffage, puis l’étuve du bain et deux chambres encore, décorées avec goût très sûr et simple ». Nous parvenons au jardin, ou nous pouvons nous promener sur une terrasse une galerie pour le contempler, « Le jardin regorge de mûriers et de figuiers, car son sol est aussi favorable à ces arbres que contraire à tous les autres. ». Ce texte fini par aborder la manière dont on y vit : « les forêts voisines offrent le bois en abondance », « Quant à ma terre, elle ajoute encore ses propres ressources ».
« Ce récit » ? Mais quel récit ? De qui ? Et qu’est-ce que la villa Laurentine ? L’auteure de cette analyse présuppose, à juste titre, un lecteur réel, votre serviteur, qui a lu le nom du fichier, qui suppose que « fichier n°1 » désigne le premier texte qu’il a envoyé à ses étudiants, ce que corrobore une mention de « la villa Laurentine », qui est effectivement le sujet du texte écrit par Pline le Jeune. Elle présuppose aussi – en cela elle se trompe – que j’attends seulement qu’elle ait lu et compris le texte, ce qu’elle démontre assez bien.
Ça ne suffit pas. Ça n’a rien d’évident pour vous, après 11 ans passés à démontrer que vous avez appris vos leçons, mais l’enseignement supérieur suppose plus qu’une leçon : une recherche. De la même façon que vous apprenez à faire des projets d’architecture – jugés avec beaucoup d’indulgence – vous devez apprendre à théoriser les pratiques architecturales. Vos textes, qui seront jugés avec une incommensurable indulgence, doivent intéresser un lecteur idéal. Plus encore, en deuxième et en troisième cycle, vos textes devront contribuer à la connaissance de l’architecture. Mais d’ores et déjà, ils doivent être intéressants.
Les texans ont un proverbe pour le dire ; « si tu ne peux pas améliorer une histoire, ne la raconte pas. » Et comme on vous demande de la raconter, vous devez l’améliorer.
De la même façon que dans vos projets, vous devez faire comme si une réalisation s’ensuivrait, écrivez comme si votre article pouvait intéresser le directeur de rédaction d’une revue spécialisée et, au bout du compte, un assez grand nombre de lecteurs. Il n’est pas si loin, après tout, le temps où dans les cours de récréations vous faisiez comme si.
Un énoncé – vrai ou tenu pour vrai – n’intéresse qu’en de rares circonstances :
– c’est nouveau ; une actualité ou une découverte scientifique, par exemple ;
– c’est ancien, mais peu de gens le savent ; un enseignement spécialisé, par exemple ;
– c’est ancien, mais tout autrement dit ; un état de l’art, par exemple.
Intéresser en énonçant un propos tenu pour vrai, c’est très généralement enrichir, contrarier, infléchir, éclairer ou conforter l’opinion générale, que les grecs appelaient la doxa  ; l’enrichir ou la contrarier par un savoir nouveau ; l’infléchir par la diffusion de savoirs mal relayés ; l’éclairer ou la conforter par des arguments nouveaux ou par une rhétorique accomplie.
Comme il est peu fréquent qu’un étudiant de premier cycle révolutionne la savoir par une découverte majeure, où en sache plus long que ses enseignants sur les savoirs constitués, il doit prudemment rechercher des approches originales, des arguments inédits, qui puissent autrement dire ce qu’on sait déjà. L’innocence de l’étudiant est, de ce point de vue, un atout ; il ignore provisoirement un grand nombre des évidences en cours dans la culture savante, souvent fécondes mais parfois encombrantes. En sorte qu’avec un peu de curiosité et beaucoup de culot, il peut émettre des hypothèses inédites. Toutes ne seront pas vraies. Mais certaines seront fécondes.
Lilou Kerisberg, dont le courrier est publié plus haut, a très clairement identifié les raisons qui m’ont fait choisir le texte de Pline au dernier moment, alors que jeudi dernier j’annonçais un article de Le Corbusier : « (Pline le Jeune) arrive à nous faire marcher à travers les différents espaces intérieurs et extérieurs. Alors qu’à l’heure actuelle, nous sommes plus que confinés et devant nos écrans. […] Je trouve alors cette notion, d’isolement dans un lieu aussi librement pensé, très inspirante pour arriver à créer une bulle d’intimité dans un endroit à la limite du public. » C’est simple et clair. Si j’avais eu à le dire, je me serais empêtré dans la très longue histoire des désordres du monde, sans voir ce qu’il y avait d’inédit dans la pandémie actuelle. Lilou Kerisberg illustre bien ce que l’innocence apporte à la théorie.
Alice Duran parle trop brièvement, mais intelligemment, de la lumière de la nature cadrée.
Deux autres textes d’excellentes factures ont été produits à titre confidentiel.
Du premier Je ne citerai qu’une citation de Marc Aurèle : « Tout ce qui arrive, ou bien arrive de telle sorte que tu peux naturellement le supporter, ou bien que tu ne peux pas naturellement le supporter. Si donc il t’arrive ce que tu peux naturellement supporter, ne maugrée pas ; mais, autant que tu en es capable, supporte-le. Mais s’il arrive que tu ne peux pas naturellement le supporter, ne maugrée pas, car cela passera en se dissolvant. Souviens-toi cependant que tu peux naturellement supporter tout ce que ton opinion est à même de rendre supportable et tolérable, si tu te représentes qu’il est de ton intérêt ou de ton devoir d’en décider ainsi. » Cette citation vient à l’appui d’une approche intéressante.
Du second – un éloge du dessin de recherche – je ne rapporterai qu’une réponse à mon courrier, du tac au tac : « À otium je vous répondrai patior. » C’est clair et concis[3], encore qu’on eût préféré une référence directe au courrier qui précède, pour rendre le propos intelligible à quiconque n’aurait pas lu le premier courrier : « Vous parliez d’otium ; je vous répondrai patior. » Le changement de sujet qui s’ensuite rste conforme à ce que disais dans mon précédent courrier : Le style épistolaire n’exclut aucun thème a priori, mais suppose certaines corrections : à ce qui fut écrit par le correspondant, on doit au moins répondre avant, le cas échéant, de passer à toute autre chose, par quelque habile transition que l’on voudra.
L’art du courriel, qui cite intégralement le message précédent en annexe, contamine l’art du courrier. Le courriel a, dans l’échange immédiat, la vigueur d’un dialogue :
– Quelle sottise !
– Mais quel geste !…
Mais à la relecture, un mail est étrangement monté à l’envers, ce qui impose, pour le comprendre, de le lire de bas en haut, d’une façon biblique – le dernier mot sera le premier – ou informatique – Last in, first out.
De :    Cyrano
À :      Le Bret
– Mais quel geste !…
De :    Le Bret
À :      Cyrano
– Jeter ce sac, quelle sottise !
Au contraire du courriel, hybride entre le courrier et le dialogue, le style épistolaire suppose toujours un certain temps entre une question et une réponse, entre un défi et une réplique. Alors un courrier, s’adressant à un interlocuteur oublieux, rappelle brièvement ce qui fut écrit auparavant :
« Après que, pour faire taire des acteurs accablants, j’ai grassement payé leur chef, jusqu’à mon dernier sou, vous me disiez :
– Quelle sottise !
– Mais quel geste !…, dirais-je. », par exemple.
C’est plus lourd qu’un dialogue. Mais c’est moins confus qu’un mail.
J’insiste sur les premières phrases de vos textes, parce que malgré quelques belles conclusions, je n’ai eu à lire aucune bonne accroche, comme disent les journalistes, ni aucun incipit convenable, comme disent les écrivains. N’oubliez jamais que si votre lecteur réel est tenu de vous lire pour vous évaluer, votre lecteur idéal est parfaitement libre, en feuilletant une revue, de vous suivre après les premiers mots, ou de vous laisser tomber. Le genre littéraire, le style, le thème et son intérêt doivent apparaître sans délai si vous souhaitez captiver votre lecteur idéal. Et votre lecteur réel évaluera vos textes à l’aulne d’un lecteur idéal.
Cordialement

Esquisse

Pascal Urbain                                                                                                           19 mars 2020

Aux étudiants du studio S2 – Pascal Urbain

Alvaro Siza, Esquisse, traits très fins font fond blanc.

La semaine dernière je vous engageais à poursuivre vos travaux de projets par des esquisses aussi légèrement tracées que possible, à la mine grasse, tenue du bout des doigts effleurant la feuille. Karim Basbous le dit tout autrement : « pour entretenir la confusion de la représentation, il faut dessiner petit, dense et gras. Les lignes du petit croquis se resserrent pour mieux densifier l’air qui les sépare »[4]. Un effleurement léger, comme je le propose ? Un dessin petit, dense et gras, comme le prescrit Basbous ? Un trait noir, dur, mais trop fin pour remplir le blanc, comme certains croquis d’Alvaro Siza ? Il y a plusieurs techniques pour entretenir la confusion, strictement nécessaire à la conception.
À deux exceptions près, vous n’adoptez aucune de ces techniques. Vous ne créez pas les conditions de la confusion, du trouble, de l’imprévu qui conduisent, parfois, à d’heureuses trouvailles. Entretenir délibérément la confusion ? Je le sais, ce message ne passe pas auprès de vous. J’ai tendance à penser qu’il passe de moins en moins au vingt-et-unième siècle, mais je suis mauvais juge : l’impatience de l’âge fait me confondre souvent un fait durable – ça n’est jamais passé facilement – et un fait historique – ça passe plus difficilement depuis une vingtaine d’années.
Sans illusion, je vous recommande quelques pages qui justifient et illustrent la confusion dont vous vous privez.
Sinon, je joins ci-dessous vos esquisses et quelques griffonnages que je me suis permis d’y ajouter. Je vous recommande surtout d’examiner les esquisses des autres : vous verrez ce qu’elles sont et qu’elles peuvent devenir ; tandis que les vôtres, vous y verrez surtout, hélas, ce que vous voulez qu’elles soient…
Cordialement


9 esquisses reçues, mises à la même échelle


Esquisses commentées 

L’illusion des plans

Pascal Urbain                                                                                                           19 mars 2020

Aux étudiants du studio S2 – Pascal Urbain


D’après Johannes Vermeer (1632-1675), La Liseuse à la fenêtre, vers 1657 1659.

Comme vous, après cette semaine d’otium, la lectrice de Vermeer se tient près de la lumière, pour mieux voir une lettre qui lui est adressée, on le suppose. Cette fenêtre ouverte qui porte le reflet de son regard baissé, le rideau vert qui cache une partie de la pièce, le drapé rouge qui se retrousse, entre le dormant et l’ouvrant, le mur nu, finement modelé par le soleil du nord, c’est de l’architecture ! Mais la lectrice s’en moque ; elle pense à tout autre chose.
Qui lui jetterait la première pierre ? Qui n’est jamais passé devant un chef d’œuvre de l’architecture sans y prêter la moindre attention ? À la Philharmonie de Berlin, réalisée par l’architecte Hans Scharoun en 1956, les spectateurs prennent l’air pénétré qui convient aux mélomanes avertis. Au Musée du quai Branly de Paris, réalisé par l’architecte Jean Nouvel en 2006, les visiteurs écarquillent les yeux devant les totems indiens. Et au musée national du Zwinger de Dresde, achevé en 1728 par l’architecte Matthäus Daniel Pöppelmann, les visiteurs font au moins semblant de s’intéresser à la lectrice de Vermeer. Mais la plupart d’entre eux ignorent superbement les œuvres de Scharoun, de Nouvel et de Pöppelmann.
À la manière d’une prostituée fellinienne, l’architecture est un art discret. On la fréquente, on l’effleure du regard, on la caresse des doigts, on l’étreint à pleines pognes, sans jamais lui prêter la moindre attention ; elle ne s’en fâche pas. C’est heureux pour les cuisiniers de Rome. S’ils devaient s’abîmer en contemplation devant tous les chefs d’œuvres de l’architecture, il n’y aurait rien à manger dans les trattorias. Mais alors, quelle drôle d’idée, de vouloir être architecte ! Quelle bizarrerie, de vouloir faire si grand, si lourd, si fréquenté et si peu vu !
Vouloir être architecte, c’est tout autre chose que d’aimer l’architecture. Il faut l’aimer d’abord ; il faut l’aimer naïvement, familièrement, comme la lectrice dirait qu’elle aime ses rideaux vert et rouge, et l’enduit velouté de son mur, et la haute baie qui l’éclaire. Mais cet amour-là ne suffit pas. Pour être architecte, il faut aimer le reflet de l’architecture, comme la lectrice aime un reflet de son amant, peut-être.
Elle en sait plus long que nous sur la lettre qu’il écrit. Mais nous savons au moins, avec elle, que l’auteur est absent. On le verrait sinon ; et il parlerait de vive voix. Ce qui est écrit, la lectrice ne l’a pas vu, si c’est passé, ou ne l’a pas encore vécu, si c’est une promesse. C’est une ombre qu’elle tient en mains ; et c’est une ombre qu’elle aime.


Frank Lloyd Wright 1(867-1959), Taliesin West, 1938.

Comme la lectrice, le vieux monsieur qui tient un crayon entre deux doigts relâchés a les paupières baissées. Et les deux jeunes gens qui se penchent sur la table ont l’air aussi passionnés que les mélomanes du Philarmonique de Berlin. À l’instant où la photo a été prise, personne ne parle. Tous regardent un dessin que nous ne voyons pas, pas plus que nous n’avons lu la lettre. Mais nous savons au moins, avec eux, que le bâtiment qui est représenté sur ce dessin n’existe pas, autrement que comme une promesse. Ces gens-là, ces architectes – et Franck Lloyd Wright, le vieux monsieur, est un des plus grands – vénèrent une ombre. Probablement, ils aiment aussi l’architecture construite. Probablement, c’est parce qu’ils aiment l’architecture qu’ils considèrent avec autant d’attention le petit dessin qui va permettre de la faire. Mais pour l’instant, et presque tout le temps dans la vie d’un architecte, l’architecture qu’ils aiment n’est qu’un vague reflet.
Ça n’est pas propre à l’architecture, mais c’est assez singulier, tout de même, cette distance entre ce qu’on fait – dessiner et écrire sur des bouts de papier, sur des écrans d’ordinateurs – et ce qu’on veut – des tonnes de béton, de verre et d’acier. En règle générale, un écrivain peut lire son texte avant de le publier, un acteur peut le dire avant de le jouer ; un peintre peut voir sa toile ; un sculpteur son cailloux ; un cinéaste, au moins, les rushs de son film. Parmi les musiciens, il n’y a guère que Beethoven qui, devenu sourd, ne se précipite pas sur un piano pour entendre la musique qu’il vient d’écrire et les architectes, qui attendent des mois ou des années, pour voir les effets des décisions qu’ils ont pris – sur plans – il y a des mois ou des années.
Espérer si longtemps quelque chose qu’on ne peut voir, qu’on ne peut critiquer, qu’on ne peut juger, qu’on ne peut aimer, qu’à travers des plans, des coupes, des perspectives, des maquettes réduites, des échantillons, a des effets pervers sur l’amour qu’on porte à la chose.
Le premier de ces effets serait l’illusion ; à force de considérer seulement des dessins, on en vient à aimer les dessins pour eux-mêmes, sans plus se soucier de ce qu’ils représentent. Pour ne pas succomber au chant des sirènes, il vaut mieux être solidement attaché au mat. C’est l’effet Ulysse !
Le deuxième effet pervers serait la défiance ; à force d’attendre indéfiniment une architecture construite, on en vient à douter de tous les dessins, et à ne plus rien tenter qui s’écarte un tant soit peu de l’architecture commune. Pour ne pas succomber aux charmes des courtisans, il vaut mieux être rivé à son métier. C’est l’effet Pénélope !
Le troisième effet pervers serait la désillusion ; à force de considérer conjointement l’architecture construite et ses dessins, l’architecte est changé par l’expérience du projet ; d’une part, les dessins, systématiquement rapportés à des expériences sensibles, acquièrent une singulière réalité ; de l’autre, l’architecture construite se dissout en partie dans le monde imaginaire du dessin. C’est l’effet Retour à Ithaque !
Le texte que vous allez lire, qui sera commenté, traite de certains des effets de cette trop longue attente, de cette trop grande distance entre l’architecture construite et les dessins que fait l’architecte, entre l’expérience sensible de l’architecture et l’expérience vécue du projet.
Le Corbusier – un géant de même calibre que Franck Lloyd Wright – combat L’illusion des plans, c’est-à-dire la pratique du dessin pour le dessin, sans aucun rapport avec l’architecture vécue. Dans le même temps, il réaffirme sa confiance absolue dans le plan, c’est-à-dire dans le dessin, quand il est rattaché aux expériences sensibles de l’architecture. Le Corbusier ne traite pas explicitement de la désillusion ; il n’a que 35 ans en 1922 ; il est trop jeune pour parler de ça ; et des étudiants sont trop jeunes pour comprendre qu’il y est déjà en plein.
C’est un texte d’abord facile. Le style est vif, concis, imagé. Une première lecture rapide ne devrait pas poser de problème majeur.
C’est aussi un texte majeur, forcément difficile.
Il est difficile par son contexte, dont un étudiant ignore tout. Pour faire vite, Le Corbusier invente l’architecture moderne, avec quelques autres. Il se bat contre des ennemis déclarés. Mais il ferraille aussi contre d’anciens complices, des faux amis et des faux ennemis. Ses jugements sont expéditifs. Ses sentences sont injustes. Le plus simple est d’oublier le contexte. Ce ne sera pas le sujet de l’examen.
Le texte est difficile par sa construction. Ce qui paraît couler de source en première lecture se révèle terriblement elliptique à l’analyse. Les transitions sont hachées ou inconsistantes. Deux, trois, quatre paragraphes s’enchaînent et subitement, c’est tout autre chose Sans rime ni raison apparentes, on passe de l’Orient à l’Occident, du VIème siècle au Ier, au XVIème ou au XVIIème siècle. Ce n’est ni un texte d’histoire, ni un texte de géographie, et même en ce qui concerne l’architecture, on ne saurait conseiller à personne de croire tout ce que dit Le Corbusier. Il est parfaitement inutile d’apprendre un texte pareil. Ce ne sera pas le sujet de l’examen.
Le texte est difficile par l’ambivalence entre la propagande publique et la recherche personnelle. C’est d’abord un texte de propagande : Le Corbusier s’adresse à ses amis, à ses alliés, à ses confrères, et aux clients qu’il espère, pour promouvoir l’architecture moderne. Mais c’est aussi un texte de recherche : Le Corbusier écrit pour lui ; il a déjà quelques belles réalisations à son actif, mais ses œuvres majeures restent à venir ; il en soupçonne déjà les principes, mais les idées fuient comme des anguilles ; il les rattrape ; elles se dégagent ; il revient là où il les a trouvées ; il se répète ; il cherche. Il serait extrêmement vexant, pour un enseignant, qu’un étudiant puisse comprendre un texte qu’il n’arrivent pas lui-même à expliquer ; et très jubilatoire, pour un étudiant, de lever un lièvre.
Cordialement

[1] Aux excuses que je présente à Maxime Grégoire doivent s’ajouter celles, encore plus embarrassantes, que je dois à l’ENSA-Marseille : la messagerie de l’École n’est pas vraiment d’une « accablante bêtise » mais, comme toutes les messageries institutionnelles, elle en a seulement l’apparence, issue des précautions sécuritaires – probablement justifiées – qui imposent de donner son nom, son adresse, son mot de masse, de se tromper, de revenir au début de la procédure ; de recevoir un fichier vide ; etc.
[2] Umberto Ecco, Lector in Fabula, 1979, traduction Grasset & Fasquelle, 1985, p. 13. Ce texte essentiel est malheureusement trop encombré de formalisme sémiologique et logique pour être conseillé à des étudiants de première année des écoles d’architecture. Mais on peut sans délai y lire avec bonheur une nouvelle d’Alphonse Allais jointe en annexe de l’ouvrage, Un drame bien parisien, et son interprétation au chapitre 11.
[3] Bien que n’étant pas latiniste, je m’interroge sur le sens attribué au verbe patior. Mais son sens commun, endurer, durer, éprouver, s’applique fort bien aux circonstances actuelles.
[4] Karim Basbous, Avant l’œuvre, Les éditions de l’imprimeur, 2005, p.92.