«  Suave, quand les vents troublent la surface, sur la mer immense, de contempler depuis la terre l’effort immense d’autrui  ; non que la souffrance de quiconque soit doux plaisir  ; mais apprécier la distance des maux, dont on est soi-même à l’écart, est suave. Suave aussi de regarder les combats immenses de la guerre, à travers les champs de la bataille, sans qu’on ait part au danger.  »
Lucrèce, De rerum natura, chant II.

Aux étudiants de S2-Pascal Urbain

Comme on le supposait, l’État a pris des mesures de prévention sérieuses face à la crise sanitaire qui commence. Il est possible que ces mesures soient renforcées et il est probables qu’elles s’appliquent plusieurs mois, privant quelque temps les étudiants d’enseignements à l’école… entre autres choses qu’on fait à leur âge.
Quand une nécessité fait loi, il est souvent fécond, certainement pas de s’en réjouir, mais de rechercher les opportunités qu’elle nous offre. Dans le cas d’espèce, les étudiants auront, ces prochains jours, à se tenir à bonne distance du monde et – cela est rappelé sans cesse – à s’en laver les mains. Le désengagement qu’on leur impose est, somme toute, une position très privilégiée, qui suscita de nombreux chefs-d’œuvre, après que Lucrèce en fit l’aveu scandaleux  : suave est la distance au monde, tant qu’on peut le connaître de loin, sans avoir à le subir[1]. Sans négliger les dangers réels du virus, les inquiétudes pour soi et pour les autres, les embarras, les frustrations et les impatientes d’une assignation à résidence, suaves sont aussi ses langueurs.
Dans un espace restreint et un temps dilaté, il est à craindre que de jeunes adultes désœuvrés – à qui l’ennui ne fut pas enseigné – veuillent à toute force vider les lieux et remplir les heures, en fréquentant assidument, par voies électroniques, leurs petits mondes  : familles  ; amis  ; tribus. Il faut craindre plus encore que des enseignants, inquiets de voir s’éveiller à l’architecture de jeunes âmes indépendantes, veuillent eux aussi combler le vide et charger la mule de «  devoirs  » harassants. D’une façon comme de l’autre, le confinement physique des étudiants, tel qu’il est ébauché aujourd’hui et qu’il serait accru demain, se doublerait d’un confinement intellectuel, très éloigné du désengagement épicurien prôné par Lucrèce.
S’il y a un sens à enseigner en l’absence d’étudiants – comme l’Institution le préconise et comme je le ferai en conséquence – ce serait, une fois n’est pas coutume, de promouvoir le loisir, le repos, la contemplation et l’étude, en un mot l’otium[2], premier et ultime privilège de l’homme libre : «  Ô Mélibée, c’est un dieu qui nous a fait ces loisirs […] C’est lui qui a permis à mes génisses d’errer en liberté, comme tu le vois, et à moi-même de jouer sur ma flûte rustique les airs que je voudrais.  »[3]. S’il y a un sens à être un maître sans élèves, ce serait d’apprendre aux élèves sans maître à «  ne pas céder à la peur[4]  » du vide, à la «  panique  » de la vacance, «  à la psychose  » du temps perdu.
Qu’on ne s’y trompe pas : un enseignement institutionnel, requérant une production qui, in fine, sera évaluée et sanctionnée, ne peut pas se confondre avec l’otium[5]. Il peut s’en approcher, du moins, par la relative indulgence de l’enseignant et par la liberté relative de l’étudiant, qui aura seulement à participer à une correspondance publique  ; elle sera publique, en ce qui me concerne, au même titre que cette première lettre  ; elle pourra l’être, en ce qui vous concerne, si vous en décidez librement, au cas par cas[6].
Le style épistolaire n’exclut aucun thème a priori, mais suppose certaines corrections  : à ce qui fut écrit par le correspondant, on doit au moins répondre avant, le cas échéant, de passer à toute autre chose, par quelque habile transition que l’on voudra. Le caractère public de la correspondance nécessite par ailleurs une certaine tenue, un style correct et, sans exclure de brèves digressions, un sujet dominant.
Vous aviez, jeudi dernier, à faire un exercice de projet  ; poursuivez-le sans impatience, à certains de vos moments perdus, par des esquisses aussi légèrement tracées que possible, à la mine grasse, tenue du bout des doigts effleurant sur la feuille. Dès que le dessin vous lasse, lisez quelques pages qui vous sont offertes, écrivez quelques lignes et, quand le texte vous ennuie, revenez au dessin, qui peut se lier au texte comme vous voudrez.
Chaque vendredi matin, vous aurez de ma part quelques choses à voir. En réponse, chaque mercredi soir, vous aurez quelques choses à montrer, des dessins correctement photographiés ou scannés[7] et des textes proprement écrits[8].
Ainsi, vos loisirs ne seront troublés que par une obligation mondaine  : répondre aux courriers qui vous sont adressés. Il peut être utile, pour mieux cerner les droits et les devoirs de l’otium, de lire une lettre que Pline le Jeune adressa à Gallus, concernant sa villa de Laurentin[9]. Cette lettre eut son importance dans l’histoire de l’architecture, après qu’à la Renaissance, les architectes ont voulu restituer les splendeurs de l’architecture antique. Ils pouvaient visiter de nombreux temples, des arènes, mais n’avaient pas d’exemple d’une villa romaine qui fut encore debout. Pour l’imaginer, ils disposaient seulement du traité de Vitruve et de quelques textes épars, dont cette lettre de Pline, qui décrit sa villa avec une si apparente précision qu’on a cru pouvoir restituer le bâtiment à partir du texte. Très régulièrement, des architectes ont tenté cette restitution, avec plus ou moins de rigueur et de bonheur. Saurions-nous, après tant d’autres, actualiser l’exercice  ?
À vous lire
Pascal Urbain

[1] Le plaisir d’échapper aux calamités du monde est déjà scandaleux dans un monde ancien, où ces calamités (dont il ne faut pas se réjouir) sont d’apparences inévitables. Ce plaisir est d’autant plus scandaleux dans un monde riche et humaniste, où nous avons les moyens et le devoir moral de «  faire quelque chose  » pour les autres. Le plaisir fugitif d’être personnellement et provisoirement épargné – «  moi, ça va  » – est perçu comme une faute morale, un manque au devoir de compassion, même dans les circonstances où on ne peut rien faire d’autres que de respecter les consignes.
[2] Otium désigne le loisir, par opposition au negotium, qui désigne moins le travail (servile ou plébéien) que les affaires. Les loisirs des nobles romains sont plus guindés et studieux que les nôtres, sans doute. Aussi, plus proche de nous, on lira avec intérêt Le Droit à la paresse écrit par Paul Lafargue en 1880.
[3] Virgile, Bucoliques, I, 6. L’épicurien Lucrèce et le stoïcien Sénèque ne disent pas autre chose.
[4] L’expression est de rigueur face au Coronavirus
[5] S’il y a échange – un travail contre une note, en la circonstance – on parlera plutôt de negotium. Mais l’otium eut aussi ses heures de gloires dans les études supérieures. Les universitaires ont, depuis des siècles, un rapport ambigu aux affaires du monde : ils y sont très engagés, dans le bain jusqu’à la ceinture, dirait-on – Abélard a été payé pour le savoir – mais le tronc sec et la tête froide, ils revendiquent aussi d’être en surplomb du monde, protégés de ses errements et de ses violences par une souveraine objectivité. C’est un peu faux-cul, mais pas sans fondement : certains intellectuels, certains enseignants, Abélard au premier chef, ont effectivement concilié, sur le fil du rasoir, un engagement et un désengagement, une pratique et une théorie.
[6] Merci de préciser, dans vos envois, ce qui est «  confidentiel  » ou «  public  »
[7]Au format .jpg de bonne qualité.
[8] Ils seront transmis au format .doc ou .docx, issus de Microsoft Office, mais qui sont également accessibles, en lecture comme en écriture, sur des logiciels libres, comme OpenOffice.
[9] Analyse du texte sur Indifférence-8-Acatésie