La crique de Thoreau à l’étang de Walden, archives Thoreau, 070455, 1908.


NEDLAW


ou
La vie dans les villes


EAUTHOR


Le projet Nedlaw[1] soutient la ville continue et la campagne cultivée, contre l’ensauvagement généralisé qu’on nous promet comme un idéal, mais qui n’advient réellement que sous la forme d’une insoutenable wilvert. Cet homophone de la ville verte désigne ici notre brouet quotidien de villes éventrées – pour y faire entrer l’air, la lumière, la nature, les autos – et de campagnes urbanisées – pour y loger ceux qui fuient les entrailles de la ville et qui en dispersent les miasmes par ailleurs.

Sauf à imaginer une humanité assez restreinte pour vivre en pleine nature – sauf donc à éliminer de cinq à six milliards de nos contemporains – la wilvert idéale est condamnée à n’être qu’un voile rapiécé, qui drape à l’antique la wilvert réelle.

On peut appeler comme on veut le chancre qui ronge le territoire  : «  urbanisation  »  ; «  rurbanisation  »  ; «  étalement urbain  »  ou «  périurbain  »  ; «  périphérie  »  ; «  banlieue  »  ; etc. La référence à la ville est trompeuse dans les premiers termes, et la référence à un centre est inappropriée dans les derniers, pour désigner un type d’occupation du territoire sans milieu et sans bords. Le nom (et le prénom) Wilvert – avec un «  r  » roulé et un «  t  » sec – mêle en français le vœu saxon et le vert galant. «  Tu veux du vert  ? – dit-elle – T’en auras  !  »

[1] D’après Henry David Thoreau, Walden ; or, Life in the Woods, 1854, Traduction Jacques Mailhos, Walden ou La vie dans les bois, Gallmeister, 2017. Nedlaw, anacyclique de Walden est, entre autres choses, le nom d’une entreprise de murs et toitures végétalisées – ardent promoteur, on le suppose, de la ville verte. Il n’est pas déplaisant de supporter le même nom que son ennemi, après qu’on a inversé celui de son modèle.

Convention

Entre l’auteur et le narrateur, il est convenu que le premier, trivial avatar du second, n’interviendra qu’à la troisième personne du singulier, tandis que la première personne sera réservée au plus singulier second, qui rêverait parfois d’être aussi commun que l’auteur, a qui est venu l’idée, pour plaider sa cause, d’imaginer un narrateur plus intéressant que lui.

Économie

J’écris ces pages, vivant seul à une demi-mètre d’un voisin dont j’ignore presque tout, derrière le mur de pierres qui sépare nos deux appartements, nos deux lits peut-être, au Chapitre de Marseille, en France, où je vis d’une pension modeste mais suffisante, depuis six mois.

Je n’imposerais pas mes affaires à l’attention de mes lecteurs si mon mode de vie avait suscité la curiosité de mon voisin, et si le sien avait pu m’intéresser en retour. Je n’écrirais pas non plus si notre commune indifférence à nos mutuelles étrangetés, qui nous a si longtemps permis de vivre si près l’un de l’autre, de se saluer poliment, de s’enquérir de nos santés respectives, de se rendre de menus services, n’était pas désormais considérée comme une faute morale, comme un grave manquement au «  vivre ensemble  », qui peu ou prou enjoint d’aimer son prochain comme soi-même. «  Vaste programme  !  » qui, ces deux derniers millénaires, nous fit quelques biens et beaucoup de mal.

Plût aux dieux que j’aime mon prochain mieux que moi-même. Plût aux hommes, surtout, qu’on puisse vivre parmi eux sans forcément en être aimé.

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