
Aménagement transitoire de la Place de la Providence, Marseille, Photo Pur 2025/01/01.
Qu’on se rassure, la nouvelle « place de la Providence », en remplacement d’un parking, n’est qu’un aménagement « transitoire », qui sera évalué de janvier à septembre, fermé pour travaux en octobre, pour une ouverture « définitive » entre fin 2026 et début 2027. Belle idée qu’une ouverture aussi définitive que nos tristes fins !
Tout de même, cette levée de terre me rappelle quelque chose.
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J’avais presque la même devant la barre ou j’habitais. Elle me semblait plus haute et moins pelée. Mais j’étais plus petit. Elle était vraiment un peu plus haute ; et un peu moins pelée au sommet. C’est ainsi, dans les années soixante, qu’on aménageait les grands ensembles : une tour pour les cadres ; deux ou trois barres pour les employés ; une allée en terre stabilisée le long des barres ; une fine bordure en ciment (dite « P1 ») ; une grande pelouse au-delà, avec des gros rochers jetés en vrac, pour entraver le stationnement ; une pergola en béton, pour les rencontres ; et un merlon en fond de scène. C’était, à la manière de Le Corbusier, la ville verte « et ses joies essentielles ». C’était surtout la « ville verte réelle », réellement pelée, comme on parlait du « socialisme réel » en Union Soviétique, réellement fauchée. Ce sera aussi la « ville verte réelle » qu’on aura dans les écoquartiers, après qu’on manquera d’énergies pour entretenir leurs sols meubles : poussiéreuse en été ; boueuse en automne.
La grande nouveauté, à Marseille, c’est que les aménagements périphériques des années soixante, inutiles et laids, sont implantés au centre du premier quartier de l’extension du dix-septième siècle, où sont les rues tracées en patte-d’oie, les plus beaux hôtels particuliers, et de bonnes maisons bien bâties. Il y a une trentaine d’années, les villes progressistes réalisaient, en périphérie, des aménagement aussi « qualitatifs » qu’au centre. Pour une justice à bas coût, on fait le contraire à Marseille : la même tristesse au centre qu’à la périphérie ! Les sols pelés, la massifs déflorés, les meubles de pacotilles, mettons-les au centre !
Mais pas n’importe quel centre. Dans les quartiers un peu chic, on soigne les prestations : les sols sont en pierre aux Réformés ; en pierre au sud de la Canebière, dans les nouvelles rues piétonnes ; en pierre à Castellane. Trop de pierre, à mon sens… On aurait pu faire aussi solide, aussi propre, et plus digne à moindre coût. Mais on n’eut jamais l’idée, dans ces quartiers-là, de faire aussi indigne qu’à Belsunce, un quartier de pauvres et de grossistes, qu’on voudrait voir partir.
Je ne crois pas qu’il y eut une stratégie malveillante à l’égard des pauvres, mais plutôt une absence de retenue. Si on avait proposé un aménagement en boue, n’importe où ailleurs, quelqu’un aurait dit en réunion : « ça risque de déplaire… » ; et on serait passé à autre chose. Pas à Belsunce. En lieu et place d’un parking, dans un quartier pauvre, pourquoi pas un terrain vague ? Pourquoi pas un délaissé ? Personne n’a moufeté ? Personne…
L’absence de retenue est confortée par l’ignorance. Il y a encore une dizaine d’année, tous les techniciens savaient que là où passent des centaines de personnes chaque jour, les sols meubles et les plantations basses, sans protection, ne tiennent pas. C’est foulé, c’est crotté, c’est jonché de cannettes ou de seringues, y compris dans les quartiers les plus policés. Ce savoir partagé a disparu. Depuis le début du vint-et-unième siècle, l’art des édifices, l’art des jardins et l’art des villes ont été discrédités par des écologistes de comptoirs : de tout temps, disent-ils, l’homme fut coupable de tous les crimes contre la nature ; les villes sont haïssables ; les campagnes sont haïssables ; tout ce que l’homme a façonné pendant des siècles de labeur, d’essais, d’erreurs et de corrections, tous les savoirs accumulés doivent disparaitre ! Ces mêmes savoirs anciens, qui étaient respectés par les premières générations de l’écologie politique, au point d’être parfois surévalués, sont désormais oubliés. Quelles expériences acquise ? Quels savoirs ? Quel art des jardins ? Quel art des villes ? Vive la biodiversité ! Vive les sols meuble ! Vive l’ensauvagement ! Ça va marcher parce que ça doit marcher, quand même des vieillards, forcément séniles, prétendent se souvenir d’échecs précédents et des précautions nécessaires.
Marseille ne manque pas, ces dernières années, d’enquestres imbéciles :
1) les pergolas rustiques de la place Bargemon, qui abiment les belles horizontales tracées par Franck Hammoutène – dont le projet fut récompensé par un Équerre d’argent en 2006 ; mais ça n’est pas un prix national qui va empêcher d’enlaidir la place ;
2) les jardinières de l’Hôtel-de-Ville, hors-sols, où sont plantées, entre les papiers froissés et les canettes, des plantes assez basses et malingres pour ne rien rafraichir ; après avoir chatouillé un bon architecte français, on peut bien humilier un grand architecte anglais, Norman Foster, à qui on doit l’ombrière et les aménagements du Vieux-Port ;
3) les mêmes jardinières, qu’on a posées, déposées et reposées en bas de la Canebière ; plantations dérisoires, entre deux alignements d’arbres de plus de quinze mètres de haut ; le touriste qui descend, pour rejoindre le port de la première ville de France, fondée par les Phocéens aux belles jambières, six siècles avant Jésus-Christ, doit passer sous les fourches caudines d’un mobilier urbain digne d’une foire au jambon, au parc des expositions de Donogoo-sur-Mer.
Pourquoi tant de laideur ? On aurait tort d’y voir seulement une tradition marseillaise, qui a existée au siècle dernier, mais qui s’est estompée ces trente dernières années. Au grand dépit des Vrais Marseillais™, la ville est devenue une Métropole Internationale Normale™. Mais comme ailleurs, les écologistes dépressifs y ont pris le relais du fini-parti. Ils ne se contentent plus de condamner, à juste titre, les dérives de la société industrielle ; leur haine va à toutes les œuvres humaines ; surtout les plus belles. Mais comment gâcher le Vieux-Port, maintenant que les piétons y viennent ? En l’encombrant de petites choses ; en entravant, en fragmentant, en dégradant ; en affectant « une chose pour chaque place ; et chaque place à sa chose ! » C’est fait, à petit frais, mais c’est raté : le site est trop beau, le cirque trop grand, les collines trop hautes, les architectures trop puissantes, pour que des jardinières de pacotilles et des pergolas de comédies abiment la rencontre inouïe entre la mer et la terre, entre un plan d’eau et les hautes formes qui l’enserrent, entre une ville et son ciel. Le Vieux-Port reste le plus beau mariage fondateur, malgré les petits fatras dont on l’accable. Ce ne sont que des fautes de goûts…
Hélas, on ne peut pas en dire autant à Belsunce. La place de la Providence est petite. L’ordre est précaire. Le gavage du vide par des petits riens est efficace, jusqu’à la cirrhose. D’autant plus que le thème choisi – le foutoir à votre porte ! – adresse un signe aux habitants : « vous êtes pauvres, précaires, déclassés, et cerise sur le gâteau, vous vivrez dans un terrain vague. ». Ce ne fut jamais dit, probablement jamais pensé, mais ça saute aux yeux, surtout à ceux des pauvres, qui habitaient, jusqu’à présent, dans le plus beau quartier de la ville classique. Place de la providence, la faute de goût est une faute morale.
Ça n’est très heureusement qu’une réalisation transitoire. Il est encore temps d’arrêter la casse. Il fait le faire maintenant. Il faut réserver quelques places de stationnement aux grossistes. Il faut faire simple, solide, efficace. Une fontaine et des bancs, à l’ombre de grands arbres, seraient bienvenus. Il faut en finir avec l’ignorance, l’incompétence, le mépris des arts et des usages. Cette ville a une histoire, une mémoire, des savoirs et des pouvoirs. Employez-les !

Aménagement transitoire de la Place de la Providence, Marseille, Photo Pur 2025/01/25. Les Modernes du vingtième siècle rugissant ont détruit les campagnes marseillaises, les haies et les murets, les chemins et les traverses, les villages, les bastides et leurs jardins d’agréments, les vergers, les potagers, les champs, les cours et les basses-cours, les étables et les bergeries ; en ville ils ont un peu aidé les Allemands à dynamiter la ville basse ; après-guerre ils ont arasé le terrain, détruit le quartier de la Bourse, éventré la Porte d’Aix. Quels bilan au vingt-et-unième siècle ? Finir le sale boulot avec des merlons nains ?



