Une brève intervention à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille qui, à l’occasion de la remise des Diplômes d’État d’architectes, eut l’aimable attention d’inviter les enseignants et les administratifs qui sont partis à la retraite pendant le confinement. Dans le temps imparti, et de joyeuses circonstances, j’ai amputé mon propos. Ce qui ne fut pas dit figure ci-dessous en caractères gris.
Je n’excluais pas la possibilité d’avoir à dire quelques mots, sans savoir combien de mots, et à qui. Ça me turlupinait tant qu’avant-hier, j’ai fait un rêve banal et pénétrant. Je suivais un chemin étroit et sinueux dans une pinède plus verte et plus pentue que celle de Luminy, menant à l’école d’architecture, pour une sorte de conférence occasionnelle. J’arrivais dans l’amphi Puget, plein comme un jour de rentrée, je commençais à parler, quand un étudiant du premier rang se levait, parlait fort, sans que je ne puisse rien comprendre, parce que je terminais ma phrase en même temps qu’il commençait la sienne. En haut des gradins, une étudiante s’est levée et, encore plus fort, elle m’a interpellé :
— Cet étudiant vous parle, vous devez l’écouter et respecter sa parole.
Alors, en quittant la table, sur la gauche, je mettais un genou à terre pour m’excuser.
L’étudiant du premier rang le prit mal, il me dit que je me moquais de lui – il n’avait pas tord – et il quittait la salle. Et après-lui, par petits groupes, tous s’en allaient.
J’avais un mal de chien, le genou gauche écrasé et une crampe à la cuisse droite. Je me disais :
— Quand ils seront tous partis, qui va m’aider à me relever ?
Je me suis réveillé. Ce n’était qu’un cauchemar. Avant même d’en être soulagé, ma première pensée fut un étonnement : je ne me souvenais pas avoir jamais fait un rêve aussi réaliste. Sa seule invraisemblance était qu’à mon âge, dans mon état, je puisse mettre un genou à terre sans me casser la figure. Pour le reste, j’ai déjà suivi ce chemin sinueux à l’université de santa Cruz, en 1974. J’ai déjà vu des enseignants devoir présenter des excuses publiques, sur des vidéos concernant l’Evergreen State College, en 2017. J’ai déjà parlé devant des amphis presque vides. Et même si nous ne sommes pas aux États-Unis, même si nous ne sommes pas encore à l’université, pendant mes dernières années d’enseignement, j’ai déjà renoncé à certains propos, à certaines hypothèses, pour ne pas trop fâcher les étudiants.
C’est difficile, parce qu’enseigner l’architecture, ou toute autre discipline qui n’a pas encore de conclusions définitives, c’est exposer un savoir incertain, une recherche en cours, une divagation, une errance. C’est dessiner ou parler un peu au hasard, en attendant de trouver la faille nécessaire pour percer à jour le problème posé. Faire ça en public, c’est toujours un peu obscène, ça ne va pas sans excès, sans dérisions et sans dérives.
Carlo Scarpa, grand architecte, immense enseignant, en dit quelques mots dans une correction d’atelier : « Vous allez dire « pourquoi est-ce qu’il fait toujours des plaisanteries ? » Je fais des plaisanteries parce que sinon je devrais vous donner des coups de bâton, je devrais sortir mon fouet. Je fais des plaisanteries parce que je pense avec terreur, comment se fait-il qu’il y ait des gens qui se sont mis dans la tête d’être architectes ; et si je plaisante, je peux dire les énormités que je dis et, en même temps, je me sens pardonné. D’accord ? Parce que tous vous comprenez que je plaisante, non ? Mais imaginez donc, si on perdait une demoiselle comme vous, ça serait un crime, comment peut-on dire, de lèse-esthétique. Tafuri, pourtant, ça me plairait qu’il s’enlise. D’ailleurs, il est lourd, il a du ventre, il descendrait plus vite »
Peut-en encore rire de tout ? « Oui, disait Desproges, mais pas avec tout le monde. ! » Ici et maintenant, on ne peut plus plaisanter avec une majorité des étudiants, qui sont fragiles, et graves sérieux, à juste titre, souvent. Pas avec tous les enseignants. Et pas souvent avec l’administration.
Peut-on encore enseigner l’architecture ? Oui, dirais-je, sous d’autres formes, d’apparences plus strictes et de fantaisies mieux dissimulées. J’ai toute confiance en mes jeunes collègues praticiens pour découvrir de nouvelles façons de transmettre leurs gais savoirs. Et je rends hommage aux futurs diplômés d’État qui, j’en suis persuadé, ont acquis la part de folie qu’il faut pour être architecte.
J’ai rêvé que ce n’était pas moi qui quittais l’école, mais que c’était vous qui en partiez. Bravo !