Manifestation à vélos dans Paris, le 22 avril 1972, à l’initiative des Amis de la terre, où je militais. J’y étais à pieds, en pantalon rayé.
Avez-vous déjà essayé de faire du vélo avec un jean à pattes d’éléphant  ?


Hier, dans le Quotidien de Yann Barthès, journal officiel de toutes les bien-pensances, Lauren Bastide, invitée pour présenter Présentes, son livre à présent, nous a appris que les femmes étaient les principales victimes des trottoirs étroits, «  parce qu’elles portent de plus gros paquets que les hommes  » (je cite de mémoire).

C’est donc aux femmes de lutter contre l’oppression masculine des fins trottoirs  !

Ça me touche  : j’ai passé ma vie à élargir des trottoirs, un peut partout en France, pour favoriser la marche à pieds de tous (touszétoutes, en novlang.ue). Mais si j’avais su, il y a cinquante ans, quand j’ai commencé à militer, que le trottoir était «  genré  », si j’avais appris que c’était une lutte des femmes, pour les femmes et par les femmes, bien sûr, je me serais abstenu. Je prie Lauren Bastide de bien vouloir accepter les plus plates excuses d’un vieux mâle dominé, qui s’est trompé sur tout (tétoute).

Zézette Modes, Le fauve est lâché.

Jours heureux à Bab el-Oued Revue Géo Histoire, avril 2012, Photo Luc Ionesco, non datée, mais probablement début 1959  : le film dont on voit l’affiche, Le fauve est lâché , est sorti en salle le 21 janvier 1959 à Paris. Les vêtements des protagonistes, qui seraient de demi-saison en métropole, peuvent convenir en hivers à Alger.


En présentant mes excuses, je me suis rappelé une photo de rue que Lauren Bastide pourrait interpréter comme une pièce à charge.

Une très jeune femme rejoint un large trottoir dont les passants sont (presque) tous masculins, et (presque) tous citoyens français. Ce dernier trait n’a pas échappé à l’auteur qui légende la photo  : «  jusqu’à la veille de l’indépendance, parfois au mépris du danger, les habitants du plus populaire quartier européen d’Alger ont continué à savourer un art de vivre fait de soleil et d’insouciance  ». Mais l’insouciance n’est pas ce qui caractérise la jeune passante. On ne voit qu’elle, pourtant, et au premier plan, quatre jeunes hommes sur six la regardent en coin. Au bord gauche de la photo, la pointe d’une chaussure masculine et ce qui peut être le bout d’un doigt frôlant la main de la jeune femme, permettent d’imaginer un chaperon, un frère ou un petit-ami, qui peine à suivre tandis qu’elle presse le pas, en affichant une moue d’indifférence ou d’inquiétude, on ne sait pas.

On ne sait pas non plus si l’auteur de la légende, qui a parfaitement identifié l’insouciance des petits messieurs, a reconnu le déplaisir de la demoiselle  ; à moins que, l’ayant vu, il en fit le contrepoint nécessaire d’une insouciance factice et d’une faillite annoncée. Dans deux ans les farceurs quitteront Bab el-Oued, «  une main devant une main derrière  », comme on disait. Ça crève les yeux  : les hommes (blancs) tiennent le haut du pavé  ; la rue de Zézette (une boutique à droite du cinéma) est une rue à quéquettes.

Mais cette évidente et très condamnable domination masculine, la rue n’y est pour rien. Elle accueillerait aussi bien des amazones que les machos. Elle a reçu aussi bien des pieds noirs que des algériens, des riches et des pauvres, des vieux et des jeunes. Hier on rétrécissait ses trottoirs pour faire passer les voitures. Aujourd’hui on les élargit pour le confort des piétons. Et alors  ? Elle s’en fout, la rue, de qui l’a conquise, elle s’offre sans barguigner à son vainqueur.

La rue n’est pas une machine de domination  ! Sa seule mécanique et de contraindre au passage  : le plus noble romain, pour aller au Sénat, devait y passer, dans la rue, en litière, entouré par ses clients, protégé par ses gardes  ; mais il y passait comme les autres, au vu et au su des autres.

La rue est un agent d’information  ! À tous, elle montre qui est là, et qui ne l’est pas. Elle donne à voir et à savoir les rapports de dominations, qu’ailleurs on peut cacher. Et cette publicité forcée fragilise tous les pouvoirs, y compris le pouvoir masculin. C’est pour ça que j’aime la rue. C’est aussi pour ça qu’on l’accuse de provoquer ce qu’elle révèle, la garce.

On ne changera pas, ici, la manie actuelle de tout «  genrer  », les mots comme les choses, pour mieux dénoncer ceux qui «  essentialisent  » le genre. «  Pas moi  !  » dis-je en dindon. Un autre jour, on m’a présenté l’association «  Genre et Ville  ». En médiocre traducteur j’ai demandé  : «  comme Sex and the City  ?  » Ça n’a pas fait rire. Tant pis. Mais Vive la Ru.e, pour que Vive la Vill.e  !